Un matin, on se réveille sans savoir que le soir venu le monde aura changé au point d'être méconnaissable. Ce n'est pas pour autant que les êtres qui le peuplent auront eux-mêmes changé. Sidonie Laborde, que l'on voit s'éveiller, bouffie de sommeil, dévorée par les moustiques, dans une mansarde du château de Versailles, à l'aube du 14 juillet 1789, a beau avoir 20 ans à peine, elle est aussi sûrement engoncée dans ses certitudes et sa soumission que sa maîtresse Marie-Antoinette l'est dans ses toilettes de cérémonie.
Benoît Jacquot aime à fracasser l'extrême jeunesse sur la cruauté du monde, surtout lorsque cette jeunesse est féminine. Il a trouvé dans les tribulations de Sidonie Laborde, lectrice de la reine imaginée par Chantal Thomas dans un roman, Les Adieux à la reine (prix Femina 2002, Seuil et Points), l'argument qu'il fallait pour concilier cette fascination pour les demoiselles en détresse et son attrait pour le XVIIIe siècle.
Cette conjonction donne à son film une énergie fluide qui évoque, avec un bonheur d'expression constant, le basculement d'un ordre et la course vers le néant de ceux qui en étaient les garants et les bénéficiaires. Ce n'est pas que Sidonie Laborde tire de grands bénéfices de son emploi de lectrice. Léa Seydoux lui prête son visage enfantin qui peut soudain s'empreindre d'une dureté féroce. Le scénario (de Jacquot et Gilles Taurand) exige souvent de la jeune actrice qu'elle passe d'un état à un autre. Les premières séquences décrivent le microcosme versaillais dans lequel les jeunes suivantes (également représentées par Lolita Chammah, Julie-Marie Parmentier), caste inférieure à laquelle appartient Sidonie, se préoccupent d'abord de se trouver un protecteur, éventuellement un mari. La lectrice veut, elle, croire qu'elle est indispensable au bonheur de la souveraine. Elle ne vit que pour les mots aimables que lui dispense Marie-Antoinette (Diane Kruger, qui prend l'accent autrichien). Sidonie écrase ses compagnes de sa chasteté affichée et de son savoir. A son tour, elle est écrasée par les dames de compagnie de la reine. Pour incarner ces femmes chargées les unes des tenues, les autres des distractions, Benoît Jacquot a réuni Dominique Reymond, Anne Benoît, Noémie Lvovsky (qui donne ici une variation sur son rôle de mère maquerelle dans L'Apollonide). Le metteur en scène prend le temps de les montrer dans ce qui fut leur habitat naturel, la cour, avec ses querelles inscrites dans des rituels pesants. Il lui arrive souvent d'exclure un personnage du champ, comme dans cette scène où la reine met très longtemps à prendre conscience de la présence de sa lectrice. Il ne suffit pas d'être là pour exister, encore faut-il être vu.
Arrive la nouvelle de la prise de la Bastille , et la comédie de gynécée vole en éclats. Un très beau plan- séquence suit la course incertaine de Sidonie dans les couloirs sombres des étages du château. Accompagnée d'un vieil historien (Michel Robin, émouvant de désespoir incrédule), la suivante tente de déchiffrer les bribes de nouvelles à la lueur incertaine des bougies. La mobilité de la caméra, la pénombre qui baigne la scène ne font pas que rendre compte de la panique grandissante, ce sont aussi des expressions cinématographiques modernes, qui ne trouvent généralement pas leur place dans les films historiques. Cette séquence nocturne, qui reviendra, sous une forme un peu différente lorsque le scénario aura progressé de 24 heures, établit ainsi le point de vue du cinéaste (contemporain, inquisiteur, sans compassion superflue pour les habitants de Versailles) qui affecte, par ailleurs, d'adopter celui de la lectrice.
Au matin du 15 juillet, le roi (Xavier Beauvois) se rend sans escorte devant les Etats généraux. Parallèlement, Sidonie devient, à son corps défendant, l'instrument d'une querelle amoureuse entre Marie-Antoinette et sa favorite, Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen). Eperdue d'amour et d'inquiétude, la reine n'en tente pas moins d'écraser la révolte parisienne dans le sang. Diane Kruger se tire avec élégance de cette accumulation de contradictions.
L'accélération du cours des événements dérègle tout l'ordonnancement de la cour. La pauvre Sidonie, grisée par l'accès à l'intimité de la reine que lui offre cette tragique occasion, finit par ne plus distinguer le rêve de la réalité. C'est le motif central de ce beau film qui abolit en même temps la frontière qui sépare le songe du cauchemar. Léa Seydoux fait insensiblement passer la lectrice d'un état à l'autre. Un moment, elle croit être l'un des personnages les plus importants du royaume et se pare de l'éclat d'une femme de bien qui vient d'accomplir une action remarquable pour ses souverains. L'instant d'après, elle se rend compte qu'elle est le jouet d'événements et de passions sur lesquels elle n'a aucune prise, et sa physionomie redevient celle d'une très jeune fille craintive.
Dans les rôles les plus brefs, les comédiens parviennent à la même fluidité, Martine Chevallier et Jacques Boudet, en aristocrates qui s'agrippent à leur dignité, Dominique Reymond en prédatrice prête à tous les pillages. Ils sont emportés par l'urgence et l'élégance du film, qui s'affranchit miraculeusement des corsets, amidon et postiches de la reconstitution historique.
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Source : lemonde.fr