INTERVIEW
- Deux films et un spectacle : le comédien fait l'événement cet automne. S'il
se révèle de moins en moins misanthrope, il garde intacte sa passion pour le
verbe, le théâtre, la littérature, mais aussi la politique, l'économie et les
travers de la société française.
A l’age de 61 ans, Fabrice
Luchini dit avoir atteint une maturité qui le met presque à l'abri de ses
vieilles angoisses. Il travaille bien mais peu. Pour ne pas lasser le public ou
pour éviter le matraquage fiscal? Un peu des deux, laisse-t-il entendre. L'année
prochaine, il sera le héros d'une pièce de Florian Zeller qu'il n'hésite pas à
comparer à un Feydeau contemporain. On l'admirera aussi au cinéma en Alceste à
bicyclette, devant la caméra inspirée de Philippe Le Guay, en compagnie duquel
il a fréquenté Les Femmes du sixième étage avec le succès que l'on sait. D'ici
là, on le verra sur les écrans en prof désabusé dans l'excellent film de
François Ozon récompensé au Festival de Toronto et de San Sebastian, Dans la
maison (en salles le 10 octobre), et en César déprimé («Je ne sais pas ce que j'ai,
j'ai un coup de mou») dans Astérix et Obélix, au service secret de Sa Majesté (en
salles le 17 octobre) ; mais aussi sur la scène du Théâtre Antoine pour lire et
faire lire Philippe Muray (vingt représentations exceptionnelles à partir du 14
octobre) ; mais encore sur les petits écrans de télévision ou d'ordinateur
grâce à une magnifique captation de ses incroyables spectacles sur La Fontaine (Luchini: Variations
La Fontaine,
DVD Coffret Luxe, Because Music, sortie le 22 octobre). N'en jetez plus et en
attendant de le voir, écoutez-le...
Le
Figaro Magazine - Presque deux ans que vous n'êtes pas apparu à l'affiche d'un
film. Etiez-vous en réserve du cinéma français?
Fabrice Luchini - Début 2011, l'année de mes 60 ans,
je me suis dit que si François Hollande devenait président et suivait le
programme d'imposition qu'il promettait, j'aurais intérêt à calmer le jeu en 2012...
J'avais donc plutôt prévu de passer quelques mois à l'île de Ré, puis de
préparer un spectacle autour de Cioran, dont je relis d'ailleurs en ce moment
le magnifique De la France,
publié en 1942, dans lequel il explique que le grand siècle de la France est le XVIIIe, parce
que c'est le siècle du cafard, le siècle de madame Du Deffand, le siècle où
«ils se sont ennuyés à mourir»...
Bon: vous avez finalement mis de
côté Cioran pour tourner deux films...
Le rôle dans Astérix consistait à
incarner un César dépressif durant neuf jours à une période de l'année - le
printemps - où il fait un temps moyen à l'île de Ré. Jouable. J'ai accepté, et
j'en suis d'autant plus heureux que le film de Laurent Tirard est absolument
remarquable. Quand François Ozon m'a proposé de tourner à nouveau avec lui à la
fin de l'été, j'étais déjà moins motivé. D'autant que j'avais en mémoire le
rôle ingrat qu'il m'avait donné dans Potiche, où je jouais un type abject
donnant la réplique à deux monstres sacrés du cinéma, Depardieu et Deneuve, qui
fêtaient à cette occasion leurs retrouvailles au cinéma.
Pourquoi avoir
accepté de tourner à nouveau pour François Ozon, dès lors?
Parce que refuser était
impossible. Ce rôle de prof frustré et cynique accompagnant un élève, dont il
devine le génie naissant qu'il va chercher à développer à travers ses
rédactions de français, était un cadeau j'allais dire levinassien. Levinas, je
le maîtrise moins que Schopenhauer, mais je le travaille un peu, par le biais
de Finkielkraut. Que nous dit-il? Que ce qui nous débarrasse de l'écrasement de
notre identité, de notre ego, c'est le visage, le sourire, le regard de l'autre.
Or, à 61 ans passés, après des décennies de psychanalyse, je me trouve dans
cette envie de découverte de l'autre (relative, hein: il ne faut pas exagérer).
Jusqu'à 50 ans, seule comptait ma pomme: c'est le propre des acteurs, des
artistes, des créateurs. Après 50 ans, si vous êtes en analyse, une petite
fenêtre s'ouvre dans votre bloc d'égocentrisme, et par cette fenêtre, vous
apercevez l'autre et prenez conscience qu'il existe. Et après 60 ans, vous
avancez vers lui et lui faites un peu de place en vous débarrassant de quelques-uns
de vos mécanismes obsessionnels. Dans le film d'Ozon, ce personnage qui va
faire un peu de place à un gamin de 17 ans résonnait donc assez agréablement en
moi, car les autres commencent à m'intéresser... un peu.
Pour interpréter ce rôle de prof
de français, vous êtes-vous inspiré de votre expérience d'élève ou de votre
talent de pédagogue naturel que tout le monde vous prête, à commencer par
Bernard Pivot: «Si j'avais eu Luchini pour prof, a-t-il dit un jour, j'aurais
été agrégé à 13 ans.»
Les profs, je les ai peu connus
puisque j'ai quitté l'école à 14 ans. J'ai un souvenir de deux d'entre eux qui
m'ont aidé à avoir mon certificat d'études, et c'est tout. Après, je suis
devenu apprenti coiffeur, puis comédien. Dans le film, on aborde un peu en
surface les problèmes qui sont liés à leur profession, mais je ne prétends pas
les connaître. Instinctivement, je suis Finkielkraut quand il leur lance: «Vous
êtes obsédés par le fait de donner la parole aux élèves ; donnez-leur d'abord
la technique de l'expression.» En fait, quand on incarne un personnage, 80 % de
la réussite passe par le costume. Pour être un prof, une paire de lunettes
remarquablement choisie, un solide pantalon en velours côtelé, une sacoche
marron d'un cuir modeste, et c'est gagné. C'est la grande leçon que j'ai
apprise de Michel Bouquet il y a quarante ans quand nous tournions Vincent mit
l'âne dans un pré. Il a enfilé un blue-jean et a énoncé: «Y a plus rien à jouer,
tout est dit: ça joue pour nous.» Voilà: être acteur, c'est ne pas embarrasser
le blue-jean ou les lunettes sérieuses, le pantalon ringard et la sacoche
hasardeuse du prof. Contrairement au théâtre, qui exige une présence, jouer au
cinéma, c'est être absent. C'est là un peu l'immoralité du cinéma, d'ailleurs: être
payé pour être absent.
L'argent,
justement. En trouver pour éponger la dette, c'est l'obsession du nouveau
gouvernement: comment jugez-vous celui-ci? Pourquoi ne vous a-t-on pas plus
entendu au moment de la campagne?
Je ne voulais pas donner l'impression
de donner des leçons à qui que ce soit. Avec quelle légitimité, avec quelle
connaissance réelle de la crise, de l'économie, du libéralisme, du marxisme, de
l'entreprise aurais-je eu le droit de m'exprimer? Je passe des heures à écouter,
notamment dans les émissions d'Yves Calvi, dont j'adore de plus en plus les
chemises, des pointures comme Philippe Dessertine, Elie Cohen, Christian Saint-Etienne
ou Marc Fiorentino, et je ne comprends toujours rien aux mécanismes de la dette.
De même que je suis bien incapable de savoir si les «emplois d'avenir» sont des
emplois maquillés ou s'il faut se dire que c'est toujours mieux que rien...
Fabrice
Luchini: «Les autres commencent à m'intéresser... un peu.»
Vous
reprenez sur la scène du Théâtre Antoine la lecture de textes de Philippe Muray.
Avec une gauche austère au pouvoir, ses textes sur l'hyper-festif, par exemple,
n'ont-ils pas perdu de leur acuité ou de leur pertinence?
C'est vrai que cette gauche-là n'est
pas une gauche d'espoir comme celle des années 1990-2000. Même si elle y
prétend avec son slogan «Réenchanter le rêve». Au passage, quoique ayant peu
été à l'école, je voudrais aimablement rappeler au conseiller de François
Hollande qui a trouvé cette formule qu'un rêve ne peut pas se réenchanter, puisqu'un
rêve, par définition, n'est pas une réalité mais un projet: réenchanter quelque
chose qui n'existe pas encore, je ne vois pas bien comment cela est possible...
Mais revenons à Muray. On se tromperait en le réduisant à sa critique
jubilatoire et pamphlétaire du festif. Muray est plutôt l'homme qui voit dans
la célébration apparemment sympathique et chaleureuse de la fête le symptôme d'un
régime d'ordre, totalitaire, qui ne dit pas son nom. Un système déréalisant où
il n'y a prétendument plus de problème. Sa manifestation la plus éclatante est
l'usage intempestif de l'expression «Pas de souci». «Bonjour, est-ce que je
peux avoir la clé de ma chambre? - Pas de souci.» «Bonsoir, donnez-moi un
diabolo-grenadine, s'il vous plaît. - Pas de souci.» C'est en fait une autre
façon de dire: «Ferme ta gueule, on va faire ce que tu demandes, mais ne t'avise
pas de croire que cet échange va déboucher sur un vrai dialogue ou une
quelconque relation.» Au fond, telle est l'ambition finale du bobo confortable:
pas de souci. Pas de souci d'embouteillages, pas de souci de logement, pas de souci
d'enfermement dans une classe ou un quartier, comme les affreux bourgeois du
Figaro Magazine supposément confinés dans les beaux quartiers, pas de souci à
prendre une immigrée sans papiers comme nounou des enfants, etc.
Nier
les difficultés ou les problèmes, est-ce votre définition de la gauche?
Disons que les gens de gauche ont
pour certitude que «nous avons à faire ensemble». Moi, j'ai un peu de mal avec
cette idée, car je pense que c'est à moi et à moi seul de décider si j'ai à
faire avec quelqu'un et sous quelle forme et à quelle occasion. Je n'aime pas
qu'on m'oblige à la convivialité comme le prétend, par exemple, la Fête des voisins... Ce que je
rejette à gauche, c'est cette méfiance ou cette haine de l'individu au nom d'une
vision de l'homme forcément intégré à un projet collectif. La gauche pense que
seul, l'homme se résume aujourd'hui, dans nos sociétés libérales, à être juste
un consommateur incapable de penser. Il faudrait donc l'aider à le faire. Or, comme
le dit Philippe Tesson, il me semble que si les turpitudes et les scandales
intrinsèques aux sociétés démocratiques libérales sont effectivement abjects, ceux
qui veulent laver plus blanc que blanc créent des tyrannies encore plus grandes.
Impossible
de vous dire de gauche, donc?
Je travaille dans un milieu où
presque tout le monde vote Hollande ou Mélenchon, et où dire qu'on trouve
Fillon pas inintéressant vous fait passer pour un type qui a de l'indulgence
pour les fachos. Pour autant, je trouve que ce qu'il manque à la gauche, c'est
la méchanceté. Avec Jean-Marc Ayrault, qui me fait irrésistiblement penser au
mélancolique Pessoa, on est à l'opposé de Nietzsche et de son «Je suis un
belliqueux». Ce qui intéresse avant tout la gauche, c'est d'être gentille, essayer
de faire le bien, aider les autres, forcer les gens à s'aimer à tout prix. Pour
être de gauche, il faut une santé et une générosité que je ne possède peut-être
pas.
Un
mot sur Jean-Luc Mélenchon, qui vous piquerait à coup sûr votre maison de l'île
de Ré s'il était élu président de la République?
Je l'avais invité à mon spectacle
sur La Fontaine
auquel il n'a pas pu venir, mais il m'a envoyé un SMS intrigant pour me dire qu'il
admirait Baudelaire (moi aussi!), et que c'est Baudelaire qui lui avait donné l'accès
à Robespierre... J'avoue que je n'ai pas bien compris et j'ai hâte qu'il m'explique
ce miracle.
Réf :
lefigaro.fr